Je marche dans la ville, sûre de moi.
C’est un jour de soleil et d’été. Un de ces jours de bonheur
simple et léger qu’autrefois j’ai tant recherchés.
Juchée sur mes hauts talons, les rouge à lèvres éclatant,
les bras chargés de courses inutiles, la tête pleine de désirs, le corps
vibrant : la sensation que le monde aujourd’hui m’appartient, que rien ni
personne ne peut me résister, m’amoindrir, me faire obstacle.
Sans doute, au fond, sais-je que c’est vain, illusoire, destiné
à passer. Mais le nez au vent et le dos bien droit, en cette minute rare, je ne
me pose aucune question.
Pour un sourire dans la rue, pour un compliment de cette
femme dans la cabine d’essayage, pour des mots de désir susurrés au cœur de la
nuit, je suis invincible, scandaleusement heureuse.
Et puis, je l’aperçois.
A quelques mètres devant moi, il y a cet homme insignifiant
que je n’ai pas vu depuis des années, auquel je ne pense jamais, si ce n’est au
détour de quelque anecdote cocasse. Un extra-terrestre. Petit, mal fagoté,
toujours aussi souffreteux et malingre. Je me souviens subitement des années où
il a souffert au collège, chahuté par des hordes d’adolescents cruels, jusqu’à
réussir à se faire virer de la grande famille des profs. Je ne l’ai jamais vu
que rasant les murs, un air de martyr collé sur son visage émacié. Une
aberration d’être ainsi au monde pour le subir.
Il est arrêté au beau milieu du trottoir. Il regarde un
homme qui joue de l’accordéon. Les piétons passent, rapides, affairés, certains
le bousculent. Mais lui, il ne bouge pas. Que fait-il ? En fait, il
s’échine à extirper des pièces de son portefeuille pour les mettre dans la
casquette de l’homme à l’accordéon.
Soudain, je me sens pauvre et creuse.
A gifler d’égoïsme et
de superficialité.
C’est lui, l’humain, le véritable. Moi je ne suis qu’une
coquille vide qui résonne et qui s’auto-satisfait de sa musique hasardeuse.
Mes
talons me paraissent tout à coup trop haut, ma jupe trop courte, mes sacs
encombrants.
Je frissonne. Je voudrais m’arrêter et lui parler. Mais il n’y a
rien à dire. Il a tout compris et moi, rien. Rien.
Je le dépasse en baissant la tête, honteuse.
Et quoi ? J’ai fait le choix du bonheur, moi !
2 commentaires:
C'est un très beau texte et j'ai eu parfois ce genre de sentiments...
J'espère qu' on aura l'occasion d'en discuter ...
G.
Oui, c'est pas mal, c'est la petite madeleine de Proust. Le temps pas si perdu que ça qui fait son œuvre. Avec je le souhaite bientôt, les énergies bloquées par la dissension enfin libérées (je ne parle pas seulement pour toi), avec le courage de la vérité ici démontré (là, je le dis pour toi). Encore bravo.
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